D’abord regarder, laisser l’œil être saisi par ces formes et ces couleurs, passer d’une œuvre à l’autre, certaines immédiatement identifiables d’autres non, se faire réceptif à l’atmosphère qui s’en dégage et ainsi parcourir ce jardin de mémoire, que Nathalie Hartog-Gautier nous invite à visiter. Chaque oeuvre, entourée de son cadre métallique rappelant l’armature d’une serre, est comme un plant, produit du savoir horticole, savamment et délicatement, mis en œuvre par l’artiste-jardinière. Sur le terreau de la mémoire, elle procède en effet par semis, bouturages, greffes, surtout, aux techniques multiples, et crée ainsi autant de « lieux de mémoire » entre la France et l’Australie : la France d’où elle vient, espace de l’enfance, de la famille et l’Australie où elle vit et travaille ; mais aussi entre le temps des découvreurs et l’aujourd’hui.
Lieux de mémoire ? Il s’agit d’une vielle notion, venue de la rhétorique antique, utilisée ensuite par les Arts de la mémoire du Moyen Age et de la Renaissance, avant de connaître une reprise récente, en particulier, chez les historiens français : depuis que la mémoire est venue occuper une place de premier plan dans nos espaces publics. Mémoire, patrimoine, interrogations identitaires occupent, en effet, préoccupent et travaillent nos sociétés depuis une trentaine d’années. Qui sommes-nous, nous qui ne sommes pas d’ici ? Nous qui sommes d’ici et d’ailleurs ? Et nous, qui sommes tellement d’ici que nous avons été longtemps enfermés dans notre identité des origines : les Aborigènes ? Nostalgie, doute, mauvaise conscience, repentance, oubli, victime, demande d’être reconnu pour qui l’on est, mais aussi devoir de mémoire et droit à la mémoire sont autant d’attitudes, d’expressions qui, ici et là, traversent et donnent forme à notre contemporain. Elles jalonnent des interrogations, inspirent des politiques, questionnent les citoyens. Chez les artistes aussi, ces mots suscitent des échos, induisent des gestes et conduisent à des œuvres. Par cette exposition, Nathalie Hartog-Gautier nous invite sur ses chemins de mémoire franco-australiens.
Plus précisément, le lieu de mémoire est l’emplacement –les pièces d’une maison, par exemple – où l’orateur antique préparant son discours vient déposer une image des choses qu’il veut retenir (sujet, arguments, ordre d’exposition, etc.). Ensuite, au moment où il s’élance, il lui suffit de reparcourir ces lieux dans l’ordre et de reprendre les images qu’il y a déposées pour que reviennent les mots. Nous sommes dans une mémoire artificielle, visuelle avant tout, avec ses procédés mnémotechniques. L’auteur romain du traité conseille, en outre, de choisir des images actives, vives (imagines agentes), susceptibles de demeurer le plus longtemps possible dans la mémoire.
A l’instar de l’orateur, Nathalie Hartog-Gautier choisit (en fait, produit) des images actives, auxquelles s’accrochent des souvenirs, les siens parfois, mais parfois seulement, des traces, des « impressions », elles-mêmes porteuses de discours ou de récits passés, effectivement tenus ou simplement possibles. Car, à la différence de l’orateur, qui, à Rome, est d’abord l’avocat plaidant pour convaincre, elle dispose des signes qu’il revient au spectateur, s’il le veut, de déchiffrer et d’expliciter en un discours élaboré. Il peut aussi rester, pour ainsi dire, à la surface et s’en tenir aux seules images suscitées : à leurs vibrations, associations, transformations, à leurs anamorphoses ou métamorphoses ; il lui suffit d’être ouvert à leur pouvoir d’évocation et de suggestion.
Pour mieux faire comprendre ce qu’est cet art de la mémoire, l’auteur du traité utilise aussi une comparaison. « Les lieux, écrit-il, ressemblent beaucoup à des tablettes enduites de cire ou à des papyrus, les images à des lettres, l’arrangement et la disposition des images à l’écriture et le fait de prononcer un discours à la lecture ». Oui, les lieux de Nathalie Hartog-Gautier sont bien comme des tablettes enduites de cire sur lesquelles le scribe dispose des lettres qui construisent des mots et des phrases. Elle pratique un art graphique : les supports peuvent être des tissus, certains types de papiers, des photographies ou, mieux encore, ces splendides et un peu énigmatiques plaques photographiques, conservées dans les archives du château de Versailles. Et sur ces supports viennent, en surimpression, des points de couleur, des petits objets, des lettres, appartenant à des alphabets connus ou non, d’autres images, des mots, des textes… Ce sont autant de strates, mais loin qu’elles soient tenues séparées, elles se mêlent, et l’œil les saisit ensemble, sur le même plan, comme si l’on était face à un palimpseste où toutes les couches étaient visibles : tout se donnant à voir en même temps dans le présent d’une mémoire individuelle ou culturelle.
On quitte alors le jardin pour le cabinet de curiosités ou, plutôt, pour un cabinet de curiosités revisité. A partir de la Renaissance, ces cabinets ont joué un rôle capital dans la constitution des savoirs. Là, se trouvaient, en effet, réunis des objets tant naturels que produits des arts et des techniques, venus d’ailleurs ou de temps lointains. De leur rassemblement sortit la collection, et la collection posa le problème de leur classement, et donc des classifications. Les voyages de découverte bouleversèrent les cadres de référence médiévaux et, augmentant de manière incroyable les preuves de la variété du monde, rendirent indispensables de nouvelles mises en ordre et de nouvelles formes d’appropriation. Ce fut, en particulier, l’essor de l’histoire naturelle, portée par une passion de la nomination et un souci, toujours relancé, des taxinomies. En 1785 encore, classer les curiosités naturelles, terrestres et marines, ainsi que les objets faisait explicitement partie des Instructions données par le roi à Lapérouse. Tout juste dix ans plus tôt, en 1774, Antoine Laurent de Jussieu avait achevé son grand ouvrage sur les Genres des plantes (Genera plantarum), dont, peu après, on tira un Tableau du règne végétal et une Carte botanique de la méthode de A.L. Jussieu. Au cœur de la démarche de l’histoire naturelle, on trouve l’appréhension, aussi fine que possible, des objets, dans leur matérialité et leur distribution dans un espace. Observer, nommer, classer-distribuer et « se rendre ainsi maître et possesseur de la nature », selon la maxime cartésienne.
Pourquoi ce détour ou ce rappel ? Parce que, à sa façon, l’artiste inscrit (au sens propre) sa démarche sur cet arrière-plan, ce fond : elle fait comme le naturaliste, apparemment. Mais, avec une différence de taille, qui change tout, son cabinet de curiosité est le lieu des mélanges. Elle rapproche ce qui a été séparé : lesNaturalia et les Artificialia, le végétal et le minéral, le proche et le lointain, le passé et le présent, la nomination et la toponymie. D’où l’effet d’estrangement provoqué par plusieurs de ses compositions. Où est-on ? A Versailles ou dans Botany Bay ? Que voit-on ? C’est une carte, ça n’est pas une carte ! Cette carte marine, où se détache la découpe d’une côte, avec toute une succession de toponymes, donne d’abord l’illusion qu’on regarde quelque ancien portulan, tel qu’en dessinaient les découvreurs. Puis, la carte se dissipe et apparaît le feuillage d’un arbre (du parc de Versailles). Ou plutôt son image photographique, qui est elle-même comme un ancien cliché, retrouvé un jour dans un grenier : tout à la fois inconnu et vaguement familier, support d’une rêverie ou invite au souvenir. Par cette pratique réglée de l’anamorphose, les ordres se mêlent et les signes se brouillent. C’est sans doute une façon de dévoiler, de démonter ces gestes et ces procédures, autrefois si sûrs d’eux-mêmes, d’une science nouvelle, moderne (celle qu’inaugure le nom de Christophe Colomb et que résume le nom de Francis Bacon) et qui marchait de pair avec la conquête de territoires dont on prenait possession au nom d’un roi et d’une foi. Indice aussi, je le crois, d’une désorientation d’époque ?
Le temps des découvreurs a été aussi celui de l’émerveillement devant des paysages grandioses et une végétation dont la variété et la richesse les stupéfient. Depuis longtemps Lapérouse a disparu, Versailles n’est plus qu’un vaste musée et les collections des cabinets de curiosités, soigneusement étiquetées, ont été réparties entre les différentes institutions de savoirs qui en ont la charge. A chacune son territoire et ses compétences disciplinaires : pas de mélange ! Les dernières photographies, prises par Nathalie Hartog-Gautier, celles de paysages australiens, dans leur nudité, parlent d’elles-mêmes. Nul montage, nul brouillage ne sont désormais nécessaires. La désolation gagne, le lac Gundwilla se meurt. Quelle mémoire pourra s’accrocher, à l’avenir, aux rameaux tordus de ces arbres desséchés ?
François Hartog
This entry was posted in Catalogues and Statements on March 3, 2009